L’antichambre du bloc est un simple couloir

Hier, printemps presque doux, vert de la prairie des Filtres et la Garonne, gonflée par les eaux de mars, coule soyeusement, comme au ralenti. La porte automatique de la clinique s’ouvre et se referme derrière moi : je vais rester entre ses murs quelques jours. Entretien de veille d’opération : « Cela va être un peu dur, mais ça devrait aller. », réponse avec un sourire et au conditionnel à ma question quant à l’impossibilité d’une intubation donc d’une anesthésie générale. À la question : « avez-vous un Ipod ? », je réponds par la négative.

Peu dormi. Levé au point du jour et double douche intégrale à la Bétadine. L’attente, longue, seul sur mon brancard dans ce couloir, rythmée par le goutte à goutte d’une perfusion me donne l’idée absurde de m’échapper. Mais les choses sont engagées, comme on engage une cartouche dans la chambre d’un calibre.

Le bloc opératoire est petit, carrelé de blanc comme une salle de bain des années 50. L’anesthésiste jure dans mon dos : « Putain, ça ne passe pas…! ». Plusieurs tentatives sont nécessaires pour faire passer le cathéter entre mes vertèbres quasi-soudées vers la dure-mère. La diffusion de l’anesthésique se fait progressivement avec la sensation d’avoir les jambes comme des tonneaux. Résumé du plan opératoire : inciser sur l’ancienne cicatrice, luxer la hanche déjà prothésée, reprendre le cotyle en acier et polyéthylène descellé et le remplacer.

Incision au bistouri froid en arrière du moyen-fessier et du grand trochanter puis section des muscles pelvi-trochantériens : piriforme, obturateur interne et jumeaux pour descendre encore et exposer l’articulation coxo-fémorale. Pose d’un écarteur à quatre griffes. Ça saigne. « Arrêtez, vous êtes en train de le brûler ! » L’assistante du chirurgien abuse du pouvoir de son cautère électrique : je brûle, effectivement, et une fumée blanche à odeur de chair grillée se dégage dans le bloc. Livré sur une table qui oscille entre établi de réparation et table de torture, intégré dans une série de gestes techniques qui devraient être pratiqués sur un sujet sans sujet, absent, temporairement éclipsé, je vais assister à la coupe de ma viande et au perçage de mes os.

Ça tape, très fort. Impression de chirurgie de guerre. Il faut déloger de vieilles vis pilotis intégrées dans l’os iliaque depuis dix-sept ans. Ça tape encore, mes dents claquent. « Passez-moi une fraise de 40mm, s’il vous plait ». Tout est commenté, expliqué à un chirurgien apprenant. J’apprends moi aussi mais j’en sais déjà trop. Il faut maintenant fraiser jusqu’à obtenir un os saignant. Je tremble sous les vibrations de l’outil, de froid aussi. Une infirmière me recouvre d’une fine couverture de papier bleue et blanche accolée à une soufflerie qui pulse de l’air chaud. Le nouveau cotyle d’acier est maintenant présenté et impacté en force dans l’acetabulum fraisé : ultime coup, le plus violent. La fin de l’opération approche, je n’entends plus rien et ne distingue que le ballet des silhouettes, comparables aux ombres de la caverne de Platon, faire leur travail sous la lumière blanche, intense, du scialytique. Coudre, minutieusement, plan par plan, depuis les tissus musculaires profonds pour arriver à la peau. Mon hypervigilance tombe et je sombre insensiblement, comme dans une anesthésie à retard. C’est fini, je sais que tout a été bien fait.

Retour à la chambre, avec à ma disposition une pompe à morphine, une infirmière diaphane, noire de peau cependant, glisse sa gâchette dans ma main gauche : j’appuie et la fée grise diffuse dans mes veines, je flotte au dessus de mon corps comme dans une gangue de coton, c’est doux, nauséeux, écœurant. Un plan de seringat bercé par un souffle léger bouge insensiblement à la fenêtre : premier regard vers l’extérieur. Le lendemain, le sang mis en réserve m’est réinjecté par autotransfusion, magistral coup de fouet : allumer l’Extra ball avant de revenir au tilt de la fée grise et passer au diable Fentanyl. Le Docteur E. mon chirurgien, me remet avant mon départ en rééducation ce qui a été extrait de mon corps et qui n’est pas mon corps : le vieux cotyle prothétique dans une enveloppe stérile en plastique, forme de relique postmoderne. On m’emporte maintenant vers le sud dans un VSL luxueux et vois défiler les Corbière puis les lagunes, le regard neuf, comme lavé.

Cerbère. Retour au CRF, immeuble de béton en forme de circonflexe dressé sur cette côte échancrée et austère, pourtant méditerranéenne. Cerbère, comme un chien hargneux aux mâchoires puissantes, coincé entre la mer et les falaises, aux portes de je ne sais quoi. Un finistère. Temps frais malgré l’avancée dans le printemps, coups de tramontane puissants suivis par la renverse : tempête de sud-est avec houle courte et creusée, mer gris-vert. Quinzième jour, mitan de la rééducation qui progresse à force de tractions, étirements, massages, de douceur aussi : celle d’une main et d’une bouche amies. Convalescence qui a ce goût de renaissance que ceux qui ne sont pas tombés ne pourront jamais comprendre.

Nuit du quinzième jour, branle-bas de combat : G. mon voisin de chambre s’étouffe, son monitoring s’affole, une petite troupe de soignants est là, s’affairant au milieu de la nuit calme, calme comme par un contraste imbécile. La situation s’aggrave, rien ne va plus. On m’exfiltre et je finis la nuit dans un local technique servant à l’entreposage du mobilier hospitalier. Le lendemain, en accord avec le médecin-chef, la décision d’écourter mon séjour est prise. C’est un samedi et je viens chercher mes affaires, le couloir de l’étage au lino brillant est vide, tranquille, à part une respiration étonnamment bruyante qui provient de la chambre à la porte entrouverte. G. est suspendu à la potence du lève-malade et balance imperceptiblement dans son harnais, seul. Je laisse sans le savoir, ce camarade de circonstance aux portes de la mort. Je n’avais jusqu’à présent jamais entendu le râle d’un mourant.

Encore une fois, je marche à nouveau.